Dans l’ère actuelle de recherche effrénée de moyens de paiement numériques à la fois efficaces et sécurisés, les acteurs institutionnels se lancent dans une course frénétique pour s’approprier les technologies financières de demain et exploiter leurs nouvelles potentialités. Les banques centrales envisagent des projets de monnaie numérique, tandis que les banques de détail, quant à elles, se tournent résolument vers les « stablecoins », ces jetons numériques adossés à une monnaie fiduciaire, qui servent de moyen d’échange tout en contournant la volatilité des cryptomonnaies. Forge, la filiale dédiée aux actifs numériques de la Société Générale, qui a été la première société à obtenir l’agrément de l’Autorité des marchés financiers (AMF), entend s’imposer comme un acteur incontournable dans ce domaine. Entretien exclusif avec Jean-Marc Stenger, directeur général de Forge, sur ces nouveaux enjeux numériques.
LA NOUVELLE ÈRE ÉCONOMIQUE – La Mue des Stablecoins
À plus de douze ans depuis l’apparition de la première cryptomonnaie, le bitcoin, on constate que l’utilisation de ces actifs numériques reste principalement orientée vers la spéculation en ligne sur des jetons numériques décentralisés. Forge (Société Générale) opte-t-elle pour une trajectoire différente ?
Jean-Marc Stenger : Notre visée première est de déployer de nouveaux services au profit de notre clientèle. Notre positionnement se structure autour de trois axes stratégiques. En premier lieu, nous nous investissons dans le marché primaire via l’émission d’actifs numériques, qu’il s’agisse d’instruments financiers au format blockchain (security tokens) ou d’autres types d’actifs, tel notre stablecoin EurCoinvertible, lancé en avril dernier, qui n’a pas le statut d’actif financier. Ensuite, nous offrons des solutions de liquidités, notamment le refinancement des actifs numériques. Enfin, notre troisième pilier repose sur l’activité de « custody », à savoir la conservation des clés cryptographiques d’accès à ces actifs numériques.
Le Profil de la Clientèle
Quel est le profil de votre clientèle ?
Notre clientèle se compose principalement d’acteurs institutionnels, auxquels s’ajoutent des entreprises et des institutions financières. Notre objectif initial est donc d’émettre une variété de produits obligataires sous forme de « tokens ». Avec EurCoinvertible, en anticipation de l’arrivée d’une monnaie numérique de banque centrale, nous créons un actif numérique « on chain » qui joue le rôle de moyen de paiement pour les transactions impliquant des security tokens. En somme, nous numérisons les actifs financiers sur la blockchain, en nous appuyant principalement sur le protocole Ethereum. Actuellement, les seuls moyens de paiement « on chain » sont issus de l’industrie crypto, de manière native. Notre approche vise à accomplir cette démarche en toute transparence et dans le respect des normes bancaires actuelles. Nous excluons actuellement la clientèle de détail, mais cette position pourrait évoluer en fonction de l’état du marché et de notre marge de manœuvre réglementaire.
L’EuroCoinvertible : Six Mois Après le Lancement
Il y a six mois, vous avez lancé le stablecoin baptisé « Eur CoinVertible », un jeton numérique adossé à l’euro. Quel bilan préliminaire pouvez-vous en tirer ?
Le lancement n’a pas rencontré d’obstacles majeurs. Nous disposions déjà de bibliothèques de smart contracts (programmes automatisés pour effectuer certaines actions ou transactions) et travaillons depuis un certain temps sur les licences d’actifs numériques, à l’image de notre agrément PSAN, obtenu cet été auprès de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Les premières opérations sont prévues d’ici la fin de l’année.
Concrètement, notre objectif est de proposer un moyen de paiement, notamment transfrontalier, pour acheter et vendre sur le marché obligataire, offrant ainsi une alternative aux acteurs du marché crypto. Les émissions seront limitées chaque année. Nos clients exigent davantage de transparence et de sécurité juridique, notamment à la lumière de l’entrée en vigueur prévue en 2024 du règlement MiCA (Marchés des Crypto-Actifs). Nous offrons les avantages de la blockchain, tels que l’instantanéité, les coûts réduits et la traçabilité, tout en améliorant la qualité de service par rapport aux banques classiques. Nous combinons véritablement le meilleur des deux mondes. Toutefois, nous reconnaissons la nécessité d’améliorer la notoriété du produit. En attendant, notre offre suscite déjà un vif intérêt parmi les clients corporate et les acteurs du secteur des paiements, bien que nous soyons conscients qu’une phase d’adaptation est en cours. En somme, il s’agit du tout premier stablecoin bancaire émis à l’échelle mondiale, ce qui bouleverse la nature des discussions.
Positionnement Face à la Concurrence des Stablecoins Adossés à l’Euro
Comment vous positionnez-vous par rapport aux autres projets de stablecoin adossés à l’euro, tels que Lugh, Angle Labs, et l’américain Circle, qui ont précédé votre initiative ?
Il convient de noter que ces produits n’entrent pas dans la même catégorie ni ne répondent aux mêmes besoins. Lugh, qui d’ailleurs compte la Société Générale parmi ses réserves de valeur, cible principalement la clientèle de détail. Angle Labs se concentre sur un stablecoin destiné aux services de la finance décentralisée (DeFi). Quant à nous, nous imposons certaines restrictions d’utilisation pour les acteurs institutionnels. Il existe donc une place pour tous ces produits sur le marché. Toutefois, en 2024, avec l’entrée en vigueur de MiCA, le marché va se différencier davantage. Le scandale Terra Luna a contraint le secteur à se recentrer, créant même une sur-concentration orientée vers une segmentation croissante de
la clientèle et de ses besoins. En d’autres termes, MiCA forcera les acteurs à se conformer à certaines catégories, et certains stablecoins seront délistés en Europe.
La Domination du Dollar sur les Stablecoins
Comment expliquez-vous la faible présence des stablecoins adossés à l’euro sur le marché, en comparaison des stablecoins adossés au dollar, qui connaissent une demande croissante ?
Jusqu’à présent, les principaux acteurs de l’industrie crypto sont essentiellement américains. Toutefois, les régulateurs américains ont été particulièrement réticents, entraînant un retard substantiel. Bien que les financements proviennent principalement des États-Unis, ces marchés se développent aujourd’hui en Europe et en Asie. Tous les acteurs traditionnellement liés au dollar nourrissent des projets d’émission en euro, car l’Europe constitue actuellement le marché le plus dynamique. La directive MiCA viendra consolider cette tendance. Par conséquent, une diversification du marché est à prévoir. Il n’y a aucune raison pour que l’on n’observe pas une répartition des devises similaire à celle que l’on constate sur les marchés de change classiques.
Enjeux de Souveraineté Européenne
Cette domination du dollar dans le domaine des stablecoins ne suscite-t-elle pas des préoccupations en termes de souveraineté pour l’Europe, de protection des données personnelles et de gestion des réserves monétaires sous-jacentes à ces jetons stables ?
Oui, cela soulève indubitablement des questions de souveraineté. C’est pourquoi je m’investis activement dans les travaux relatifs aux monnaies numériques de banque centrale (MNBC) et à l’euro numérique. Nous assistons actuellement à une situation analogue à celle que nous avons connue avec les plateformes de communication du Web 2.0, à savoir les médias sociaux et les autoroutes de l’information. Les géants du Web 3.0 seront encore plus influents, car la monnaie joue un rôle structurant. Afin d’éviter une nouvelle domination, il est impératif de favoriser le développement d’acteurs, de mobiliser des financements, de créer un écosystème pour les start-ups et les scale-ups, de favoriser l’ouverture de marchés et la standardisation. Il convient de définir davantage de normes auprès de l’ISDA (International Swap and Derivatives Association), des organismes interbancaires, entre autres, ainsi que des modèles financiers. Tout cela fait encore défaut dans le monde des tokens. Nous ne partageons pas tous les mêmes standards, chacun opère à sa manière. Or, l’interopérabilité est fondamentale pour les jetons. Il est manifeste que la cryptomonnaie doit être encadrée dans un cadre réglementaire normalisé. Je suis convaincu que la convergence entre l’industrie crypto et la finance est inéluctable. L’avenir s’annonce prometteur pour les stablecoins commerciaux et les monnaies numériques de banque centrale (MNBC). En Europe, nous avons rapidement et résolument impulsé cette dynamique.
Positionnement Face à l’Euro Numérique
Comment envisagez-vous votre positionnement par rapport à l’euro numérique, qui s’apprête à être expérimenté sur le marché B2C, ainsi que pour des transactions transfrontalières et de gros montants en monnaie numérique ?
Il est indéniable qu’il existe une demande pour un moyen de paiement sans friction, adapté aux transactions quotidiennes. Cependant, ce n’est pas notre créneau principal. En ce qui concerne la MNBC de gros, nous allons assister à la coexistence de la monnaie numérique de banque centrale et d’un instrument de règlement « on chain » de type stablecoin. Nous sommes en mesure de proposer une interopérabilité, car nous avons réussi à concilier le meilleur des deux mondes. Le modèle actuel de distribution monétaire repose sur les banques commerciales et devrait perdurer.
Convergence entre la Finance Traditionnelle et les Cryptomonnaies
Nous assistons actuellement à une convergence croissante entre le monde de la finance traditionnelle et celui des cryptomonnaies, par exemple à travers les ETF bitcoin. Estimez-vous qu’il est nécessaire d’aligner la réglementation des cryptomonnaies sur celle de la finance traditionnelle ?
Oui, nous prônons le principe d’une réglementation équivalente pour des services équivalents. Le secteur des cryptomonnaies devra se soumettre aux règles financières, qui elles-mêmes évolueront, ayant été établies à une époque où les cryptos n’existaient pas encore. Toutefois, il convient de noter que les cryptomonnaies ne se résument pas aux services financiers. Par exemple, les tokens non fongibles (NFT) ne font pas encore l’objet d’une réglementation. Ils nécessiteront leur propre cadre réglementaire. Quant à l’ETF bitcoin, il s’agit d’un outil simplifié permettant d’accéder plus facilement à des actifs traditionnellement plus complexes pour la clientèle. L’achat de cryptomonnaie reste complexe, impliquant l’utilisation de portefeuilles numériques et une certaine maîtrise de l’informatique…