Au cœur des préoccupations économiques internationales réside un paradoxe : la République Démocratique du Congo (RDC), malgré ses abondantes réserves de minerais stratégiques, demeure à l’écart des lumières d’une Silicon Valley africaine. Une question fondamentale se pose : pourquoi la pauvreté touche-t-elle encore les deux tiers de sa population ? Ces interrogations servent de point de départ à l’enquête percutante et exhaustive d’Erik Bruyland, journaliste belge originaire de Kolwezi, dans le sud de la RDC. Son œuvre, « Cobalt Blues », scrute avec minutie l’histoire tumultueuse de la désindustrialisation et du déclin économique du pays, s’étalant sur la période de 1960 à 2020.
Cette investigation se concentre principalement sur la région de la ceinture de cuivre, une vaste superficie située au sud du pays qui regorge de minerais précieux tels que le cobalt, le cuivre, le manganèse, le tungstène, des ressources essentielles à la fabrication de batteries rechargeables, de smartphones, de véhicules électriques, ainsi qu’à l’industrie pharmaceutique et aéronautique.
L’interrogation centrale de l’auteur concerne la répartition des responsabilités. Les dirigeants congolais, les entreprises belges, les sociétés étrangères, et même les consommateurs finaux sont mis en cause, car ils contribuent indirectement à la consommation de produits manufacturés à partir de minerais extraits dans des conditions souvent inhumaines.
En jetant un regard en arrière jusqu’en 1960, au moment de l’indépendance du Congo belge, on découvre un secteur minier florissant. À cette époque, le Congo était en passe de devenir la nation industrialisée la plus avancée d’Afrique, surpassant même la Corée du Sud et l’Indonésie. Kolwezi a vu l’inauguration d’une usine d’électrolyse ultramoderne, un exemple de l’Union Minière du Haut-Katanga, une entreprise privée filiale de la Société Générale de Belgique, qui exploitait la ceinture congolaise de cuivre. Les mines tournaient à plein régime, 24 heures sur 24, et les villes environnantes jouissaient des fruits de cette réussite industrielle : des infrastructures routières en excellent état, des centres urbains bien planifiés et des hôpitaux modernes.
Cependant, ces cités prospères étaient aussi le reflet d’un apartheid colonial. En 1960, Kolwezi comptait 4 000 Blancs pour 20 000 Congolais, et chaque communauté avait ses propres écoles, hôpitaux et centres culturels, sans que les deux mondes ne se mêlent.
L’histoire prend un tournant décisif en 1965 lorsque Mobutu Sese Seko arrive au pouvoir par la force. Il propose à la Société Générale de Belgique de créer une entreprise mixte belgo-congolaise pour gérer les mines, car malgré l’indépendance, les Belges maintiennent leur contrôle sur le secteur. Cependant, les dirigeants belges, aveuglés par leur arrogance, refusent la proposition. Mobutu réagit en nationalisant l’Union Minière en 1967, qui devient Gécamines (Générale des Carrières et des Mines).
Cette nationalisation, en réalité, s’avère être une victoire à la Pyrrhus. Le Congo reste tributaire des Belges pour l’exploitation et la commercialisation des minerais. La Société Générale continue de réaliser d’énormes profits, percevant des paiements pour l’exploitation des mines. Malgré les tentatives de Mobutu pour renégocier ces contrats inéquitables, il ne réussit pas à les modifier. Finalement, le pays verse des sommes astronomiques à l’entreprise belge pour indemniser la nationalisation. Cette occasion ratée aurait pu donner naissance à une multinationale eurafricaine dans le secteur minier.
Cependant, il est important de noter que la responsabilité de cette impasse ne peut être imputée directement à l’État belge, car la Société Générale était une entreprise privée. Néanmoins, elle opérait en tant qu’État dans l’État au Congo, détenant un pouvoir économique colossal et une influence politique indiscutable.
Les enquêtes de l’auteur l’ont exposé à des tentatives d’intimidation de la part de ministres belges qui estimaient qu’il portait atteinte aux intérêts de la Belgique. En 2007, après avoir publié une série d’articles sur les transactions minières entre la Belgique et la RDC, son ordinateur a même été dérobé chez lui, bien que l’affaire ait été classée sans suite. Il soupçonne fortement les services de renseignements belges d’être derrière ce vol.
La responsabilité des dirigeants congolais est également indéniable dans cette tragédie économique. La Gécamines a été saignée à blanc de l’intérieur, utilisée par Mobutu pour financer son régime et récompenser ses partisans, plutôt que de réinvestir les bénéfices dans l’industrie minière. Le manque d’entretien a conduit à la catastrophe de 1990, l’effondrement de la plus grande mine souterraine du pays à Kamoto, affectant 250 000 personnes et paralysant la production de la Gécamines. Cet événement dramatique a précipité les privatisations sauvages et le démantèlement du secteur minier.
La chute de Mobutu en 1997 marque un tournant majeur. La période qui suit son départ au pouvoir ressemble à un véritable Far West, notamment sous le règne de Laurent-Désiré Kabila. Pendant son offensive, Kabila a reçu un soutien financier de certaines sociétés étrangères en échange de concessions minières. C’est sous son règne, et dans un contexte de privatisations imposées par la Banque mondiale, que de petites compagnies, communément appelées « vautours », ont pris le contrôle des mines les plus importantes du pays. Dans ce Far West congolais, Augustin Katumba Mwanke, conseiller de Kabila père et fils, a joué un rôle central en introduisant des personnages sulfureux tels que Dan Gertler, un milliardaire israélien impliqué dans les marchés diamantaires israéliens et anversois, et accusé de corruption.
La présence chinoise dans le secteur minier congolais est devenue particulièrement marquée depuis la signature en 2008 d’une convention sino-congolaise qualifiée à l’époque de « contrat du siècle ». Cette convention impliquait la construction d’infrastructures en contrepartie. Récemment, une ONG congolaise a conclu, après une enquête approfondie, que cet accord représentait « un préjudice sans précédent dans l’histoire du pays ». Ces conclusions ne surprennent guère, car lors de la signature du contrat à Pékin, les Congolais ne disposaient même pas d’un interprète, et même le ministre des Mines n’était pas au courant de l’accord. Cette désastreuse affaire illustre une nouvelle fois le manque de transparence dans les transactions minières en RDC.
Le président Félix Tshisekedi, élu en 2018, a promis de revoir les contrats avec la Chine. Cependant, compte tenu de l’histoire du pays, ses marges de manœuvre sont limitées. La Gécamines, entreprise en faillite depuis des décennies et ne possédant plus de gisements significatifs après la privatisation de ses actifs, est la seule carte qui lui reste en main. Malgré sa dette colossale de plus de 2 milliards de dollars, cette entreprise aurait pu être sauvée en exploitant plus efficacement les richesses souterraines et en éradiquant la corruption endémique qui la ronge. Une autre option serait la création d’un fonds souverain où seraient placés les revenus issus des partenariats avec les entreprises minières privées, une démarche similaire à celle adoptée par certains pays producteurs de pétrole. Cette approche bénéficierait à la population congolaise tout en mettant un terme à la fuite de ces revenus vers les paradis fiscaux.
Aujourd’hui, le secteur minier en RDC est marqué par la privatisation massive, avec environ 70 % des mines sous contrôle privé. Des entreprises comme Glencore, Dan Gertler et ENRC, une multinationale britannique d’origine kazakhe, ainsi que des sociétés chinoises contrôlées par la Sasac (Commission chinoise d’administration et de supervision des actifs publics), qui dépend directement du comité central du Parti communiste chinois, se partagent le gâteau. Cette exploitation effrénée des ressources sans planification rationnelle contribue à appauvrir davantage le pays.
Un autre aspect préoccupant concerne les « creuseurs », ces travailleurs envoyés dans des galeries peu sûres. Le sort de ces travailleurs rappelle celui des travailleurs forcés du caoutchouc rouge à l’époque de Léopold II. Pourtant, l’indifférence générale persiste, y compris de la part des consommateurs de produits fabriqués à partir de ces minerais stratégiques. Alors que l’Europe s’indigne des atrocités passées sous le règne de Léopold II il y a plus d’un siècle, près de 170 000 Congolais risquent leur vie pour des salaires dérisoires au Katanga. La responsabilité des géants de la technologie, tels que Samsung, Apple et Tesla, est également en question. Pourquoi ne développent-ils pas localement des technologies de base et des usines de métallurgie, plus de six décennies après les indépendances, au lieu de se contenter de l’exploitation brute des minerais sans apporter de valeur ajoutée au pays ?
Malgré le titre suggestif de son livre, « Cobalt Blues », Erik Bruyland estime qu’il existe des raisons d’espérer. Des Congolais dénoncent activement le pillage de leurs ressources depuis vingt-cinq ans, à travers des ONG telles que l’alliance « Le Congo n’est pas à vendre ». La décennie à venir s’avère cruciale, car la demande en minerais stratégiques ne cesse de croître, notamment pour la transition énergétique en Europe, aux États-Unis et en Chine. Les autorités congolaises ne doivent pas manquer cette opportunité de mettre fin à un pillage qui réduit une partie de la population à une forme d’esclavage.
« Cobalt Blues. La sape d’un géant. Congo 1960-2020 », publié aux éditions Racine, propose une lecture indispensable pour quiconque s’intéresse aux enjeux économiques et sociaux complexes qui entourent l’exploitation minière en République Démocratique du Congo. Les chiffres et pourcentages évoqués dans cette enquête fournissent une base solide pour comprendre les défis économiques auxquels le pays est confronté. Une décennie cruciale se profile, où des choix cruciaux devront être faits pour mettre un terme à des décennies d’exploitation sauvage et permettre au Congo de récolter les fruits de ses richesses souterraines.